Philosophie et théologie chez Maître Eckhart - Partie 5

Publié le par Jahman

a)    La pensée d’Eckhart dans le climat intellectuel et spirituel

 

Maître Eckhart s’insère de plein pied dans les tensions intellectuelles qui animaient l’université ; il participe également à l’expansion de la spiritualité et au renouvellement de la compréhension de Dieu. Face à cette dynamique tant théologique et philosophique que sociale et spirituelle, se dresse tout un pans de la l’élite intellectuelle et religieuse qui tend à se figer sur ses positions doctrinales. Afin de mieux saisir l’importance de la figure « intellectuelle » d’Eckhart, il nous apparaît nécessaire de montrer quel était le rôle de l’Eglise en tant que pouvoir temporel et spirituel dans le « drame » qui se joue à ce tournant de l’histoire. Quel fut la réaction du pouvoir religieux face à la laïcisation de la société et, généralement, de la vie de l’esprit et, spécifiquement, de l’expérience mystique ?

L’essor de la société laïque au 14e siècle s’effectue en premier lieu et principalement dans les villes, et notamment dans les universités, qui sont en quelque sorte l’avant-garde de ce mouvement, tout au moins qui symbolisent le mieux cette transformation non seulement politique et sociale mais aussi intellectuelle et culturelle.

Au 14e siècle, le pouvoir de l’Eglise restreint sa sphère d’influence de plus en plus aux seuls individus relevant de son ordre, soumis à sa justice. A cette époque la société laïque se distingue de plus en plus nettement – en acquérant une plus grande autonomie, indépendance – de la société religieuse. Alors que durant le haut Moyen Age, l’Eglise régissait la plus grande partie de l’organisation et de la gestion de la société, son influence tend à être soustraite des rôles qui lui étaient jusqu’alors dévolus. L’autorité papale et épiscopale – malgré la réforme des ordres monastiques – s’échappe tant au niveau politique et social qu’au niveau intellectuel et même religieux.

Si la société et son organisation se laïcisent, devenant le fait de la seule autorité étatique, il ne s’agit pas d’une simple transformation politique et sociale. Ce n’est pas seulement le gouvernement, l’exercice effectif du pouvoir qui sort des compétences de la hiérarchie ecclésiale. La société se trouve de moins en moins contrôlée par cette dernière ; son emprise sociale et intellectuelle tend à se dissoudre sous le coup de la croissance urbaine et de l’évolution des mœurs que celle-ci implique. On assiste surtout à une migration de l’autorité intellectuelle, voire même religieuse. De plus en plus, en effet, la vie intellectuelle s’élabore hors de l’influence de l’autorité religieuse et parfois même contre elle. Alors que la culture, les lettres et, d’une manière générale, la sphère intellectuelle, étaient l’apanage des hommes d’Eglise, des clercs (tant du point de vue de l’habilitation, de l’autorisation que de celui de la capacité intellectuelle et de la possibilité matérielle), les idées commencent à sortir de l’emprise de la doctrine chrétienne. Cette laïcisation de la culture intellectuelle (par opposition à la culture populaire) s’effectue dans les villes. C’est également dans ces dernières que naît une spiritualité aux accents plus individualistes et subjectifs et à la tonalité plus mystique. A la liberté de l’esprit universitaire correspond une individualisation des mœurs religieuses. Si le climat urbain favorise une telle « démocratisation » de « l’expérience de pensée », il ne s’agit pas pour autant d’un fait seulement social. Bien que le contexte historique ait indéniablement joué en sa faveur, l’émergence d’une spiritualité moderne s’explique surtout par une maturité de l’esprit médiéval « rompant » (sans vouloir sortir de la tradition) avec ses anciennes attaches et s’ouvrant vers un horizon infini.

La libéralisation de la pensée, la « démocratisation » de l’expérience mystique, comme fait social, met en lumière les attentes religieuses et les désirs intellectuels de l’homme médiéval. Au 14e siècle, on assiste à l’aboutissement de la pensée dans le cadre du paradigme dominant à cette époque. La vision du monde est sur le point de se métamorphoser car la pensée touche à ses limites imposées par le paradigme. La complexification de la société donne à la pensée les moyens – matériels et intellectuels – de chercher au-delà d’elle-même, c’est-à-dire de s’ouvrir, de reconnaître et de dépasser ses limites. Tout est en place pour une prise de conscience de soi et du monde, c’est-à-dire un élan de l’esprit, un désir d’élargir le monde. Cet élan, ce désir répond concrètement à celui, universel, de l’âme humaine qui cherche à dépasser sa condition, à transcender ses limites. Ce désir métaphysique de l’humanité se rencontre dans l’idée d’infini ou de liberté. La croyance religieuse populaire ne satisfait plus les attentes intellectuelles et, plus profondément, spirituelles des individus, notamment dans les villes. Car c’est bien en ces lieux urbains que souffle ce vent de liberté de l’esprit. Bien qu’il ne soit pas clairement ni consciemment identifié comme tel, c’est bien l’« infini » qui est ici recherché. L’expérience mystique désirée par les laïques citadins est bien souvent mal formulée, et, en cela, la méfiance et même la sévérité de l’Eglise à l’égard des frères du Libre Esprit, des béguines et bégards, semblent justifiées. Il n’empêche que l’effusion spirituelle que connut l’Europe au 14e siècle marque l’incapacité des autorités compétentes à satisfaire les attentes intellectuelles et spirituelles qui surgissent à ce degré d’évolution de la structure sociale et de la complexité ou du raffinement culturel. Face à l’insatisfaction ressentie au sein de la tradition et de la collectivité, l’homme médiéval – appartenant au contexte des villes européennes du 14e siècle – a recherché à satisfaire lui-même ses attentes, non pas en s’opposant à l’autorité traditionnelle, mais bien plutôt en tentant de créer, de réformer, d’élever la pensée intellectuelle et religieuse. Il ne s’agissait pas de lutter contre la tradition culturelle mais, au contraire, d’adapter son propre héritage à son identité moderne. Sans sortir de l’ordre culturel, il s’agissait de se donner les moyens de rendre possible la satisfaction de l’attente intellectuelle et religieuse dans les termes et la logique du paradigme ; cela, en l’adaptant. Il s’agissait de faire vivre la tradition, la continuité, le progrès par un élargissement de la perspective paradigmatique. Seulement, l’autorité responsable de la formulation de ce paradigme ne sut pas répondre à ce besoin d’élargissement de la perspective, d’ouverture de la pensée et d’élévation de la conscience de soi. C’est ce désir d’élévation de l’individu qui, semble-t-il, a échappé au contrôle de l’autorité ecclésiale. C’est donc hors des structures proposées, par d’autres chemins, que l’individu a voulu satisfaire ses attentes. C’est dans ce contexte que s’inscrivent la théorie et la pratique, les idées et les œuvres du Thuringien. C’est dans ce terreau que s’enracine sa théologie et fleuri sa mystique.

Publié dans Maître Eckhart

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