Philosophie et théologie chez Maître Eckhart - Partie 10

Publié le par Jahman

1.     Aspect philosophique de l’axe vertical : la coïncidence des opposés

La pensée d’Eckhart représente une synthèse magistrale d’idées en provenance d’horizons culturels et philosophiques variés. Mais surtout, elle ébauche implicitement une théorie de la coincidentia oppositorum, ce qui fait de lui, il nous semble, le précurseur de Nicolas de Cues[1]. Ce qui, chez ce dernier sera expliqué, explicité et systématisé en une philosophie de la « coïncidence des contraires » et de la « docte ignorance » peut déjà se trouver en germe chez Eckhart sous la forme des paradoxes et des « positions extrêmes » qui, loin de demeurer dans une tension dialectique, permettent un saut qualitatif, le franchissement des limites de la pensée selon ses modalités aristotéliciennes. Il s’agit donc, dans cet aspect philosophique de l’axe vertical, de voir comment il est possible de sortir de la logique aristotélicienne et comment l’idée d’infini et de perfection peut ouvrir à la connaissance mystique un champ de possibilités de penser au-delà de la pensée. Les principes de non-contradiction et de tiers exclus sont d’emblée évincés dans la pensée mystique de Maître Eckhart car celui-ci ne recherche pas tant la vérité, en philosophe, que la sagesse divine, en mystique. Ainsi, le bas et le haut coïncident, leurs différences s’annulent, lorsqu’ils sont pensés dans leur principe, dans l’intérieur transcendant.

 

Comme la force du ciel n’opère nulle part autant que dans le fond de la terre dans l’absence de tout élément, quelque inférieur qu’il se trouve, car il [= le ciel] a la plus grande opportunité d’opérer là […]. Ce qui dans l’âme est le plus élevé de tout, cela est dans ce qui est le plus bas, car c’est le plus intérieur de tout, comme pour celui qui veut aplatir un objet rond ce qui est le plus élevé devient le plus bas.[2]

 

 

On a là l’ébauche de la « coïncidence des opposés » par laquelle « le plus élevé » et « le plus bas » coïncident. Ce que la logique aristotélicienne excluait est alors rendu possible par l’adjonction de la dimension intérieure qui permet le passage entre les deux logiques. En effet, il est possible de rendre compte de l’Un en changeant de dimension. Maître Eckhart utilise l’analogie géométrique pour expliquer le passage d’une dimension à l’autre, de l’objet rond à l’objet plat. C’est dans l’intérieur que s’effectue l’unité des dualités ; c’est dans cette dimension intérieure qu’il est possible de s’élever jusqu’à l’« Un ». Ce qui apparaissait extérieurement comme opposé, se révèle intérieurement indivisé et indistinct.

 

Je pensais cette nuit que l’élévation de Dieu tient à ma bassesse ; là où je m’abaisse, là Dieu se trouve élevé. […] Plus, je pensais cette nuit que Dieu doit se trouver dépouillé de son élévation, non pas absolument mais intérieurement, et cela signifie Dieu dépouillé de son élévation [note : L’abaissement de Dieu n’est pas, sans plus, renonciation au plus élevé – ce qu’il est et demeure – mais connote son mouvement d’intériorisation en lui-même et sans l’homme ; ici et là en effet le plus profond et le plus élevé coïncident.] […] Cela dit donc : Un Dieu dépouillé de son élévation, non pas absolument mais intérieurement ; pour que nous devions nous trouver élevés. Ce qui était en haut était à l’intérieur. Tu dois te trouver intériorisé, et à partir de toi-même dans toi-même, pour qu’il soit en toi. Non que nous prenions quelque chose de ce qui est au-dessus de nous ; nous devons prendre en nous, et devons prendre à partir de nous dans nous-mêmes.[3]

 

 

 

Cette logique par laquelle le plus profond et le plus élevé coïncident est le propre de la « logique mystique », d’une pensée qui n’est pas philosophique, d’une pensée qui s’est dépassée elle-même, qui aboutie à un au-delà de la pensée. Logique de la sagesse[4], donc, qui se retrouve dans le taoïsme, notamment dans le Tao tö king de Lao-tseu, au chapitre 39[5].

Par ailleurs, on remarque dans cette façon de penser l’idée d’une loi universelle, d’un ordre transcendant, d’un principe neutre, d’une volonté impersonnelle. Afin de s’élever au-delà de la finitude – à savoir de l’opposition des contraires qui délimitent le temps fixant des points indépassables et ferment l’espace en posant des bornes infranchissables – vers l’infini indéfinissable, il faut se conformer à cette loi – c’est-à-dire ne pas s’opposer à l’ordre transcendant en faisant sa volonté propre. Au mouvement d’extériorisation et d’affirmation inhérent à la nature créée, mondaine, il s’agit au contraire d’appliquer le mouvement inverse d’intériorisation et de négation. Le propre de l’intelligence de cette loi universelle, de cet ordre transcendant incompréhensible par l’intellect, est d’aller au-delà de l’opposition des contraires en s’abstenant de rajouter ou de redoubler l’être intelligible toujours déjà là. Cette idée de loi universelle et transcendante, apparaissant pour chaque être particulier comme sa possibilité la plus propre, est incompréhensible par l’entendement tourné vers l’extérieur et l’affirmation mais intelligible par « un quelque chose » dans l’âme tourné vers l’intérieur et la négation (entendu comme suspension de tout acte d’affirmation).

Dans l’œuvre d’Eckhart, cet « Un » au-delà de la connaissance rationnelle prend le nom de déité. Ce terme, central et capital dans sa théologie, permet de rendre compte d’une réalité qui échappe complètement à la logique de l’immanence. En effet, la déité apparaît sous la forme d’une loi, d’un ordre, d’un principe impersonnel au-delà même de l’être et de l’intellect. Dieu en tant qu’il est l’être, en somme, est l’hypostase de la déité. A ce niveau, Maître Eckhart relativise l’importance accordée soit à l’intellect soit à la volonté car cet au-delà de Dieu n’admet rien d’autre que l’âme nue, dépouillée de ses puissances, si nobles soient-elles. En incluant dans sa théologie ce principe impersonnel qu’est la déité, Maître Eckhart va, philosophiquement, bien plus loin que ce que la tradition lui permettait. Par là, il nous invite à dépasser la pensée, à sortir des cadres logiques de l’entendement en s’ouvrant vers l’intérieur sur un abîme infini. Grâce à la déité, il est possible de se libérer de la finitude conceptuelle, de rompre avec le langage même. En ce sens, Maître Eckhart appel au silence et à la communion, là où la parole et les mots nous opposaient à la réalité intelligible, nous confrontaient aux objets de connaissance et, d’une manière générale, opposaient les contraires entre eux. Ainsi, il apparaît que c’est le langage, la connaissance logique, en tant qu’elle est création ontique, qui crée la contradiction des opposés. Dans la connaissance mystique, silencieuse, que nous propose Eckhart, l’apparente contradiction est levée dans l’Un, et la contemplation élevée à la déité au-delà de l’être. La connaissance rationnelle étant une « connaissance de » quelque chose qui est, elle ne se portée vers la déité qui est au-delà de l’être. Ici, Maître Eckhart se rapproche de Platon, de Plotin et du Pseudo-Denys pour lesquels Dieu est précisément incompréhensible car il déborde infiniment l’être. Ainsi, au sermon n°28, Maître Eckhart fait justement référence à lorsqu’il vise l’Un, la déité de Dieu :

 

Tout ce qui est créé – comme je l’ai dit souvent – en cela il n’est pas de vérité. Il est quelque chose qui est au-dessus de l’être créé de l’âme, qui ne touche rien de créé, qui est néant. […] C’est une parenté de type divin, c’est Un en lui-même, cela n’a rien de commun avec rien. C’est ici qu’achoppent maints grands clercs. C’est une étrangeté et c’est un désert et c’est davantage innomé que cela n’a de nom, et c’est davantage inconnu que cela n’est connu. […] Aussi longtemps que tu prêtes attention à quelque chose, à toi-même ou à aucune chose, tu sais aussi peu ce que Dieu est que ma bouche sait ce qu’est la couleur, et que mon œil sait ce qu’est le goût : aussi peu sais-tu et t’est connu ce que Dieu est*.

 

Or Platon parle, le grand clerc, il se met en devoir de parler de grandes choses. Il parle d’une limpidité qui n’est pas dans le monde ; elle n’est pas dans le monde ni hors du monde, ce n’est ni dans le temps ni dans l’éternité, cela n’a extérieur ni intérieur. C’est de là que Dieu, le Père éternel exprime la plénitude et l’abîme de toute sa déité. […] Tout cela demeure le Un qui sourd en lui-même.[6]

 

 

Par notre connaissance rationnelle il est impossible de saisir ce qu’est Dieu en sa déité, l’Un. Finalement, c’est dans le silence que s’élève l’intelligence au mystère de la déité ; c’est le silence qui libère en quelque sorte de la pensée. Par le détachement du moi créé, il est possible de se libérer de la finitude – de l’espace et du temps – et de s’unir, d’être Un-avec l’être divin. C’est dans ce silence mystique de la dimension intérieure que Maître Eckhart établit une logique du tiers-inclu, une possibilité d’évasion de la contradiction extérieure des opposées. C’est par l’inclusion intérieure que l’homme s’élève dans l’unité. Le principe de la connaissance de l’Un est cette logique de l’inclusion, de l’insertion des différences du multiple dans l’identité de l’unité[7]. Pour sortir de la logique immanente du tiers-exclu, il faut donc adjoindre la dimension intérieure, la profondeur. Ainsi, l’élévation à l’intelligence du mystère de la déité passe par le retournement de l’extérieur vers l’intérieur. C’est donc en soi-même, en descendant jusqu’à son fond le plus intime, son être le plus propre, qu’il est possible de se libérer de l’emprise du créé, de la mondanité. Le silence et le désert intérieur ouvrent sur un abîme qui dépasse l’entendement – la lumière créée. L’intériorité silencieuse est ce type particulier de kénose, de « connaissance inconnaissante »[8] qui sera thématisée par Nicolas de Cues sous l’expression de « docte ignorance ». Alors qu’une connaissance objective ou subjective est prise dans le temps et s’attache à l’être, en sorte qu’elle est enserrée et médiatisée, la connaissance mystique sort des cadres de la logique et se passe de toute référence. C’est donc pas le silence que la connaissance mystique franchit l’abîme de l’incompréhensibilité de la déité, de l’Un au-delà de l’être divin. En effet, dans ce silence, la différence ontologique entre l’être incréé de Dieu, l’aséité divine et l’être créé de l’étant humain, l’abaliété humaine[9], se transforme en une unité ontologique – la déité processionnée par l’engendrement du Fils : la naissance de Dieu en l’homme et la naissance de l’homme en Dieu se réalise dans l’« Un » au-delà de l’être tant créé qu’incréé.

 

Or prêtez-moi attention ! C’est seulement au-dessus de cela [l’intellect essentiel de Dieu] qu’elle [=l’âme] prend la limpide absoluité [absolûcio] de l’être libre, qui est sans là, où il ne reçoit ni ne donne ; c’est l’étantité nue qui là est dépouillée de tout être et de toute étantité. Là elle prend Dieu nuement selon le fond où il est par-delà tout être. Y aurait-il là encore être, elle prendrait l’être dans l’être ; là il n’est rien que Un fond. C’est là la plus haute perfection de l’esprit à laquelle on peut parvenir en cette vie selon le mode de l’esprit.[10]

 

 

Par-delà le Dieu en trois Personnes, par-delà l’Etre divin on voit apparaître « Un fond » commun à l’être de Dieu et à l’être de l’homme, bien que l’homme, par le Fils, soit engendré par Dieu. Ce « fond », cet « Un », cette « déité » peut encore se présenté sous une forme moins abstraite par le « désert » et le « silence ».

C’est sur cette terre pure, sur ce sol vierge et virginal du silence que la séparation entre Dieu et l’âme se transforme en une unité au-delà de l’âme et de Dieu. L’« Un » au-delà des contraires passe donc par le silence, entendu comme connaissance par la « coïncidence des opposés » et « docte ignorance ». Ce silence de la connaissance mystique abolit la différence ontologique de l’économie de la création, c’est-à-dire du flux de l’âme vers l’extérieur de Dieu, en établissant un mouvement inverse de retour, de reflux de l’âme vers l’intérieur de Dieu.

Cette élévation de la pensée passe par un dépassement de la logique immanente et débouche sur renouvellement de la vision du monde, de l’homme et de Dieu. L’apport majeur d’Eckhart est sans conteste le non-concept de « déité » car il s’agit là d’une idée que l’on retrouve dans le fond universel de la pensée humaine, dans la philosophia perennis – notamment et avec de très fortes résonances avec la conception du principe impersonnel connu sous le nom de Dao (ou Tao) en Chine.

 

Cette élévation de la pensée logique sort de l’aristotélisme, non pas pour le nier, mais pour aller au-delà d’une logique qui ne permet pas de rendre compte de la vision eckhartienne de l’homme et de Dieu. La logique d’Aristote s’exprime par une vision immanente de l’univers tandis que la théorie cusaine de la coïncidence des opposés permet d’hausser la pensée jusqu’au silence ineffable dans lequel se révèle l’Absolu indicible et ainsi de rendre compte de la vision onto-théocentrique de l’univers. Cet aspect logique est directement issu de l’idéal de perfection et de noblesse. Autrement dit, la mystique impose à la philosophie de conceptualiser sa pensée en des termes qui n’entrent plus dans les cadres de la logique aristotélicienne. En faisant dériver sa pensée philosophique de sa vision proprement mystique de l’homme, Maître Eckhart faisait de la connaissance de Dieu le levier de l’axe vertical.

L’ouverture de la connaissance à la déité c’est la possibilité offerte à la pensée de s’élever au-delà de ses propres limites. La nouvelle possibilité relativise les règles de la logique, celle des catégories et du tiers-exclu, en entrevoyant une connaissance qui ne se fonde pas sur cette logique mais demande à sortir des cadres traditionnels par une élévation de la pensée. En s’élevant jusqu’à la limite au-delà de laquelle il devient impossible de penser au moyen des règles de logique aristotélicienne, il est alors demandé d’opérer un saut qualitatif et ainsi de se détacher du sol sur lequel on s’appui dans l’intellection. En pensant la déité, Maître Eckhart tord le langage, fait violence à la signification des mots car il se situe sans cesse à la limite de l’indicible. Pour cela, il use de paradoxes et de contradictions qui demandent à ce que l’on sorte du raisonnement pour que l’on puisse avoir l’intuition de la dimension divine de la réalité dont il parle. Le discours de Maître Eckhart est, dans son axe vertical, d’élévation, un discours mystique qui obéit à une logique elle aussi mystique. En d’autres termes, la finalité du discours s’inscrit dans une sotériologie. Cette élévation de la pensée par-delà la logique aristotélicienne sera évidente chez Nicolas de Cues qui dégagera dans son ouvrage sur La docte ignorance (1440) une méthode nouvelle fondée sur le concept de « coïncidence des opposés » et amorcera le passage « du monde clos à l’univers infini »[11].

Publié dans Maître Eckhart

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<br /> LA FINITUDE DE L’HOMME, L’INFINI DE DIEU(Théorème<br /> CS).fermaton.over-blog.com<br />
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<br /> (fermaton.over-blog.com),No-25. THÉORÈME CUSANUS. - Une connaissance moderne du monde.<br />
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