Philosophie et théologie chez Maître Eckhart - Partie 11

Publié le par Jahman

1.     Aspect théologique de l’axe vertical : le théocentrisme

 

La théologie eckhartienne a ceci de remarquable en ce qu’elle intègre en une vision globale de l’homme et de Dieu ce qui les sépare et ce qui les rapproche, ce qui les différencie et ce qui les uni. Cette théologie est possible par le fait même que Maître Eckhart ne se place pas du point de vue de l’homme, ou du sujet. Le centre à partir duquel il élabore sa théologie mystique et son anthropologie est l’unique réalité qui possède une valeur de vérité, à savoir Dieu. Par le fait que l’homme est un être-un avec Dieu, l’intellect et la volonté, la connaissance et l’amour apparaissent, en définitive, comme des obstacles voilant la réalité indicible de l’Un. Maître Eckhart expose explicitement ce théocentrisme en faisant de Dieu la source, l’origine, mais aussi la fin, de toute vie humaine ; c’est donc toujours à partir de Dieu, en Dieu qu’il s’agit d’opérer, de connaître ou de vouloir.

 

L’homme noble prend et puise tout son être et toute sa vie, toute sa béatitude, uniquement de Dieu, par Dieu et en Dieu seul, mais non dans la connaissance, la contemplation et l’amour de Dieu, etc.[1]

 

 

Le théocentrisme de la pensée d’Eckhart éclaire l’homme en tant que tel et dans son rapport à la déité d’une manière inhabituelle et qui ouvre des perspectives philosophiques inattendues. En cela, Maître Eckhart jette un regard original sur la réalité. C’est ce regard qui continuera, par la suite, à modifier la vision du monde et de l’homme vers un horizon infini.

C’est donc par un tour de force philosophique que Maître Eckhart maintient ensemble des propositions en apparence contradictoires : Le Créateur est infiniment séparé de la créature ; Dieu et l’âme sont Un. Ce paradoxe typiquement eckhartien de la dissemblance et de la ressemblance, de l’éloignement et du rapprochement est méthodiquement expliqué dans « l’exposition du livre de l’exode » :

 

Il faut donc savoir qu’il n’y a rien d’aussi dissemblable que Dieu et une créature quelconque. Ensuite, deuxièmement, il n’y a rien d’aussi semblable que Dieu et une créature quelconque. Enfin, troisièmement, il n’y a rien qui soit à la fois aussi dissemblable et semblable à un autre, que Dieu et une créature quelconque sont entre eux. […] Ainsi donc, dans la question qui nous occupe, la créature est semblable à Dieu, parce que la même chose est en Dieu et dans la créature, dissemblable cependant, parce qu’elle est sous une autre raison ici et là.[2]

 

 

Voyons comment cette dialectique est possible :

Dans un premier temps, il apparaît nécessaire de marquer la différence entre le Créateur et sa créature. En cela, Maître Eckhart est parfaitement orthodoxe, il évite la confusion et l’assimilation du principe transcendant avec la réalité immanente. Sa pensée ne peut être suspecte d’hérésie ni comparée à la secte du « Libre esprit » qui tendait à assimiler l’homme et Dieu en confondant la perfection chrétienne (qui culmine dans l’humilité) avec la perfection individualiste (l’affirmation du « moi » à la place de Dieu). La transcendance divine est séparée par un abîme de l’homme et du monde créés. La créature est conçue et représentée comme un néant au regard de Dieu. Maître Eckhart affirme la radicale différence ontologique entre l’homme et Dieu dans le sens où seul Dieu est, alors que l’homme ne possède l’être que par Dieu[3]. Leur être ne se situe pas sur le même plan, bien que l’être de Dieu et celui de l’homme soit de même nature, comme il en sera question dans un deuxième temps

 

Ensuite, Maître Eckhart insère entre la différence et l’unité ontologiques une théologie de l’image et une philosophie de l’analogie qui lui sert en quelque sorte de transition entre ces positions extrêmes, inconciliables en apparence. La théologie de l’image s’exprime par la naissance de Dieu en l’homme et de l’homme en Dieu :

 

Comment Dieu naît-il en tout temps engendré en l’homme ? Notez-le ! Lorsque l’homme dénude et découvre l’image divine que Dieu a créée en lui par nature, alors l’image de Dieu en lui de vient manifeste. Car c’est par la naissance que se fait connaître la manifestation de Dieu […].  Et c’est ainsi qu’est à saisir en tout temps la naissance de Dieu […]. Comment l’homme naît-il en tout temps en Dieu ? Notez-le ! Par la dénudation de l’image dans l’homme, l’homme vient s’égaler à Dieu, car par l’image l’homme est égal à l’image de Dieu que Dieu est nûment selon son essentialité. Et lorsque l’homme se dénude toujours davantage, alors il est toujours plus égal à Dieu, et lorsqu’il devient toujours plus égal à Dieu, alors il se trouve toujours davantage uni à lui. Et c’est ainsi que la naissance de l’homme est à saisir en tout temps en Dieu selon que l’homme brille avec son image dans l’image de Dieu, [cette image] que Dieu est nûment selon son essentialité, avec laquelle l’homme est un. Et c’est ainsi que l’unité de l’homme et de Dieu est à saisir selon l’égalité de l’image ; car l’homme est égal à Dieu selon l’image. Et c’est pourquoi : quand on dit que l’homme est un avec Dieu et, selon cette unité, est Dieu, on le saisit selon la partie de l’image en laquelle il est égal à Dieu, et non selon qu’il est créé. Car lorsqu’on le saisit comme Dieu, on ne le saisit pas selon son être de créature (crêatiurlicheit) ; car lorsqu’on le saisit comme Dieu, on ne nie pas son être de créature, comme si la négation était à saisir de telle sorte que l’être de créature serait réduit à néant, mais il [= l’être de créature] est à saisir du point de vue de l’affirmation de Dieu en ce qu’on le [= l’être de créature] récuse en Dieu. [4]

 

 

L’image permet d’introduire une parenté à l’intérieur (ou plutôt antérieurement) de la séparation entre la créature et le Créateur[5]. C’est que l’homme est, certes, un être-créé mais c’est de l’image de Dieu qu’il tient cet être. Etant créé à l’image de Dieu, l’homme doit se dévêtir de son être-créé afin de faire retour à son être le plus propre[6]. La théologie de l’image à donc une implication fondamentale dans l’ontologie, mais aussi dans la connaissance en ce qu’elle permet un théocentrisme selon lequel c’est à partir de Dieu que l’on connaît « l’être de créature ». C’est sur le procédé de l’analogie et par la médiation du Fils que Maître Eckhart va fonder sa réflexion théologique

 

Dans un deuxième temps, Maître Eckhart affirme avec autant d’assurance et de conviction la proximité de Dieu, mieux l’identité, encore mieux l’unité – ou plutôt l’Un – qui n’admet aucune distinction entre Dieu et l’homme. L’identité n’est possible que par la théologie de l’image et donc par l’égalité qui seule permet le rapprochement et le dépassement des opposés dans leur néant réciproque, leur Grund commun. En effet, pour Maître Eckhart, le fond de l’âme et le fond de Dieu coïncident, ne font qu’un.

 

Devons-nous jamais parvenir dans le fond de Dieu et dans son plus intime, il nous faut en premier lieu parvenir dans notre propre fond et dans notre plus intime en limpide humilité. […] Dans la mesure où l’âme parvient dans le fond et dans le plus intime de son être, dans cette mesure la force divine se déverse en elle et opère de façon toute cachée et révèle des œuvres tout à fait grandes, et l’âme devient tout à fait grande et élevée dans l’amour de Dieu qui s’égale à l’or limpide.[7]

 

 

Et c’est pourquoi, veux-tu vivre et veux-tu que ton œuvre vive, il te faut alors être mort à toutes choses et être réduit à néant.  […]Et c’est pourquoi, Dieu doit-il faire quelque chose en toi ou avec toi, il te faut alors auparavant te trouver réduit à néant. Et c’est pourquoi, pénètre dans ton fond propre, et là opère, et les œuvres que tu opères là sont toutes vivantes.[8]

 

 

Il n’y a que l’Un, un seul fond où l’être de Dieu et l’être de l’homme – et de toutes choses – ne se distinguent pas. Ce fond est hors du temps ; on ne peut pas dire qu’il n’y a plus de distinction mais qu’il n’y a pas de distinction.

 

Mais quelque chose à propos du petit mot qu’il dit : « Tous ceux que tu m’as donné. » Pour qui  perçoit son sens propre, il signifie : « « Tout ce que tu m’as donné » : Je leur donne « la vie éternelle », c’est-à-dire la même chose que ce que le Fils a dans le jaillissement premier, et dans le même fond et dans la même limpidité et dans le goût où il a intérieurement sa propre béatitude et là où il possède intérieurement son propre être : « C’est la vie éternelle que je leur donne » et rien d’autre. […] Après quoi il dit : « C’est la vie éternelle qu’ils te connaissent toi seul vrai Dieu. » […] Plus Dieu se trouve connu comme Un, plus il se trouve connu comme tout. Mon âme serait-elle sagace, et serait-elle noble et limpide, ce qu’elle connaîtrait serait Un. […] Plus l’on connaît Dieu de près et profondément comme Un, plus on connaît la racine de laquelle toute chose en jailli. Plus l’on connaît comme Un la racine et le noyau et le fond de la déité, plus l’on connaît toutes choses.[9]

 

 

L’égalité entre l’âme et Dieu s’exprime par l’intermédiaire du Fils. L’incarnation par laquelle Dieu revêt le néant de la créature et s’abaisse dans la condition humaine permet à l’homme de s’élever jusqu’à Dieu par l’humilité, la nudité et le détachement.[10] La théologie de Maître Eckhart permet à « l’homme noble » d’être Dieu en devenant semblable au Fils, c’est-à-dire un dans l’image unique, dans le fond commun de l’homme et de Dieu.

 

C’est pourquoi, quand l’homme se conforme nûment à Dieu par amour, alors il se trouve dépouillé de l’image et formé intérieurement selon l’image et revêtu de l’image dans l’uni-formité divine, dans laquelle il est Un avec Dieu.[11]

 

 

Par cet aspect mystique de sa théologie, Maître Eckhart semble s’éloigner de la stricte orthodoxie au risque de paraître hérétique aux yeux de l’institution ecclésiale. Mais, par ce même aspect, il élève l’homme à une compréhension de lui-même et du monde centrée sur Dieu. Le théocentrisme de la pensée théologique et philosophique du Thuringien confère à l’idéal mystique de noblesse toute sa puissance et sa force de persuasion.

 

A la puissance de sa pensée à la fois philosophique et mystique vient s’ajouter, sur un axe horizontal, un élargissement, une universalisation, une « démocratisation », voire une libération de l’homme et de la pensée.

Publié dans Maître Eckhart

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