Philosophie et théologie chez Maître Eckhart - Partie 13

Publié le par Jahman

1.     Aspect théologique

 

a)    L’égalité dans l’universalité humaine

 

L’aspect théologique de l’idéal d’universalité s’exprime par le biais du concept, central chez Eckhart, de l’égalité (gelicheit, glîcheit). L’égalité peut être définit comme la « similitude parfaite dans le domaine de l’être, de la volonté, de l’amour, etc. »[1] ; elle est aussi un nom du Fils. Pour mesurer pleinement l’importance de ce concept, écoutons Maître Eckhart lui-même dans son sermon Qui audit me :

 

Dieu donne à toutes choses également, et telles qu’elles fluent de Dieu, ainsi sont-elles égales ; oui anges et hommes et toutes créatures fluent de Dieu égales dans leur première effusion. […] Qui prend une mouche en Dieu, celle-ci est plus noble en Dieu que ne l’est l’ange le plus élevé en lui-même. Or toutes choses sont égales en Dieu et sont Dieu même. Ici Dieu a tant de plaisir dans cette égalité que de toute sa nature et son être il les épanche pleinement dans cette égalité en lui-même. […] Ce lui est plaisir que sa nature et son être se répandent pleinement dans l’égalité, car il est lui-même l’égalité.[2]

 

 

Par le théocentrisme, tout devient égal, relatif ; rien n’est placé en avant, aucun être n’est plus important qu’un autre car tout est intégré en Dieu. Le relativisme est justifié par le théocentrisme ; il n’aboutit donc pas à un scepticisme à la Pyrrhon mais demande au contraire que l’homme porte son regard vers l’absolu en se détachant des mouches et des anges. En Dieu, les contraires sont neutres : la plus basse des créatures et la plus haute se retrouvent au même niveau universel. Dieu apparaît donc comme le porteur du principe d’égalité. Ce n’est qu’en tant que l’homme se trouve en Dieu qu’il accède à l’universalité de sa nature. L’égalité intra-divine confère à l’universalité humaine une signification ontologique, mais également comme nous le verrons plus loin une signification anthropologique et surtout éthique.

L’égalité dans l’universalité humaine se révèle par l’intermédiaire de Fils. En effet, c’est uniquement le Christ qui incarne l’humanité dans ce qu’elle de plus universelle[3], de plus égale et élevée dans la dignité. Cette « égalité est beaucoup plus que la simple ressemblance sur laquelle on a parfois voulu la rabattre, par souci d’une orthodoxie formelle. Pour autant, ce concept, qui met les termes en cause – aussi bien les Personnes divines au sein de la Trinité que Dieu et l’homme dans leur relation de liberté – sur un plan de parité radicale, ne peut induire aucun amalgame ou fusion réductrice : l’égalité présuppose en effet ce type de différence qui est l’expression même de l’unité. Paradoxe qui ne se peut vivre qu’au niveau originaire dans lequel sont engagées l’essence de l’homme – son « petit château » intérieur – et la déité même de Dieu. »[4] Mais, écoutons Maître Eckhart dans le sermon quarante (« Demeurez en moi ! ») :

 

Comment l’homme naît-il en tout temps en Dieu ? Notez-le ! Par la dénudation de l’image dans l’homme, l’homme vient à s’égaler en Dieu, car par l’image l’homme est égal à l’image de Dieu que Dieu est nûment selon son essentialité. Et lorsque l’homme se dénude toujours davantage, alors il est toujours plus égal à Dieu, alors il se trouve toujours davantage uni à lui. (…) Et c’est ainsi que l’unité de l’homme et de Dieu est à saisir selon l’égalité de l’image ; car l’homme est égal à Dieu selon l’image. Et c’est pourquoi : quand on dit que l’homme est un avec Dieu et, selon cette unité, est Dieu, on le saisit selon la partie de l’image en laquelle il est égal à Dieu, et non selon qu’il est créé. »[5]

 

 

Par cet axe horizontal de l’égalité, de l’inclusion en Dieu et de l’universalité, Maître Eckhart distingue deux niveaux d’analyse et deux modes d’être, l’un est extérieur, l’autre intérieur[6] : il y a certes une vie active, historique, quotidienne, sociale, mais celle-ci n’est pas toute la vie, elle en est même la part la plus insignifiante car, à côté, il y a une vie intérieure, spirituelle, contemplative ; une vie plus universelle dans laquelle l’individu possède non seulement l’égalité mais aussi la liberté.

 

b)    La liberté dans l’universalité humaine

 

En effet, l’idéal d’universalité de l’axe horizontal se conçoit également en terme de liberté intérieure, c’est-à-dire de déprise de soi-même, d’absence de souci de soi et d’indépendance à l’égard de sa nature créée[7]. La liberté véritable est le terme de la voie mystique ; en cela, elle apparaît davantage que l’égalité comme un idéal. En vue de cette liberté, il s’agit de se disposer intérieurement de telle sorte à pouvoir accueillir Dieu sans obstacle, sans être pris et accaparer par autre chose que Dieu seul. Cette liberté est également synonyme de disponibilité et de virginité, de pureté de l’âme.

 

Serais-je sans attachement propre […] au point que dans ce maintenant présent je me tienne libre et dépris en vue de la très chère volonté de Dieu et pour l’accomplir sans relâche, en vérité je serais alors aussi vierge sans entraves d’aucune image, aussi vraiment que j’étais alors que je n’étais pas. […] [L’être humain] se tient là virginal et libre sans aucune entrave en regard de la vérité suprême, comme Jésus est dépris et libre, et en lui-même virginal. De ce que disent les maîtres, que seules les choses égales sont capables d’union, il suit qu’il faut que soit intact, vierge, l’être humain qui doit accueillir Jésus virginal. […] Un attachement propre quel qu’il soit à quelque qu’œuvre que ce soit, qui enlève la liberté d’attendre Dieu dans ce maintenant présent et de le suivre lui seul dans la lumière avec laquelle il t’inciterait à faire et à lâcher prise, libre et neuf à tout moment, comme si tu n’avais ni ne voulais ni ne pouvais rien d’autre : un attachement propre ou un projet d’œuvre, quels qu’ils soient, qui t’enlèvent cette liberté neuve en tout temps, voilà ce que j’appelle maintenant une année. […] C’est cela que je pose comme une année, et le fruit est cependant minime car il a procédé d’attachement propre à l’œuvre et non de liberté.[8]

 

 

Ainsi, la liberté se conçoit comme l’absence d’intention, de volonté propre et d’attachement aux fruits de ses actes. La liberté réelle se trouve dans l’agir sans pourquoi ; elle se révèle lorsqu’on s’attache à faire la volonté de Dieu, lorsqu’on cesse d’affirmer sa volonté personnelle. Cette liberté acquise dans le détachement est une ouverture et un appel à l’universalité de l’Etre ; elle permet l’accueil et la disponibilité caractéristiques de l’homme dépossédé, qui n’est plus asservi à ses passions, à ses désirs. L’homme véritablement dépris de lui-même reçoit cette liberté du « sans pourquoi » par laquelle il devient possible de s’unir à Dieu par le Fils – l’humanité universelle. Par un rapprochement édifiant, Maître Eckhart nous montre comment nous devons être Fils en assumant la liberté universelle de l’homme :

 

 

Comment l’homme doit-il en venir à être un Fils unique du Père ? Notez-le ! La Parole éternelle ne prit pas sur soi cet homme-ci ou cet homme-là, mais elle prit sur soir une nature humaine libre, indivise, qui là était nue sans image ; car la forme simple de l’humanité est sans image [sans figure particulière]. […] Et donc, devez-vous être un Fils, il vous faut alors vous séparer et vous éloigner de tout ce qui est fait en vous différence. Car l’homme est une contingence de la nature, et pour cette raison séparez-vous de tout ce qui est contingence en vous, et prenez-vous selon la nature humaine libre, indivise. […] C’est pourquoi gardez-vous de vous assumer en quelque chose selon que vous êtes cet homme-ci ou cet homme-là, mais assumez-vous selon la nature humaine libre, indivise.[9]

 

 

La liberté de la nature humaine universelle est celle du Fils qui se situe dans l’éternité, hors de toute contingence. On assiste ici à l’assomption de la personne humaine[10] dans cette œuvre de libération à l’égard de la contingence, du temporel et du créé. La véritable liberté se trouve dans l’homme détaché à la fois du monde et de sa volonté propre. En visant l’universalité humaine, incarnée et exemplifiée par le Christ-Fils, l’homme se dépossède de sa personnalité extérieure, corporelle, temporelle et périssable, il se déprend de l’individu particulier et séparé. Maître Eckhart, en demandant de ne pas s’assumer en tant qu’individu particulier mais, au contraire, d’assumer l’universalité de l’homme, fait échos à la parole du Christ :

 

« Venez à moi vous tous qui êtes fatigués de porter un lourd fardeau et je vous donnerai le repos. Prenez sur vous mon joug et laissez-vous instruire par moi, car je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez le repos pour vous-mêmes. Le joug que je vous donnerai est facile à porter et le fardeau que je mettrai sur vous est léger. »[11]

 

 

A l’égalité ontologique par l’image du Fils[12] correspond la liberté de l’être par la virginité, la pureté de « la nature humaine libre, indivise » du Christ. L’existence dans l’égalité et dans la liberté révèle dans l’étant particulier l’humanité universelle, pleinement réalisée en la Personne du Christ. Ce niveau d’existence est, pour Maître Eckhart, le seul qui permette à l’homme de donner à sa vie l’entière plénitude et humanité qui lui revient. Par son universalisme chrétien, il pose le sens dans lequel la nature humaine doit se réaliser.

 

Eckhart se trouve à une époque charnière de l’histoire et il est animé d’un esprit qui pousse l’exigence de l’idéal philosophique et mystique vers un maximum de noblesse et d’universalité. Cette exigence s’insère dans une conception chrétienne originale de l’homme.
 
 

Publié dans Maître Eckhart

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