Philosophie et théologie chez Maître Eckhart - Partie 17

Publié le par Jahman

A.   Une éthique de l’amour

 

La mystique n’est pas simplement une quête individuelle de Dieu ; elle peut aussi avoir un sens éthique. Ce dernier s’exprime le mieux par le commandement christique de l’amour du prochain et se retrouve affirmé avec force au sermon n°27 :

 

Or il dit : « Que vous vous aimiez les uns les autres. » Ah, ce serait une vie noble, ce serait une vie bienheureuse ! Ne serait-ce pas une vie noble que tout un chacun soit tourné vers la paix de son prochain comme vers sa propre paix, et que son amour soit si nu et si limpide et si détaché en lui-même qu’il ne vise rien que bonté et Dieu ?[1]

 

 

L’éthique eckhartienne se fonde sur le théocentrisme au même titre que son ontologie, sa théologie, sa mystique et son anthropologie. Seulement, là où Maître Eckhart mettait respectivement l’accent sur l’Etre, Dieu Un et Trine, la Déité et le Fils, il place ici l’Amour au fondement de sa pensée éthique. Les implications éthiques de sa théologie sont véhiculées par le concept d’égalité. Comme nous l’avons analysé ci-avant, l’égalité assume l’idéal d’universalité non seulement entre l’âme et Dieu mais également entre chaque homme. Ainsi, l’amour de tous les hommes opère à partir de l’universalité humaine dans l'égalité.

 

Aussi longtemps que tu aimes un seul homme moins que toi-même, tu n’es jamais parvenu à t’aimer toi-même en vérité, à moins que tu n’aimes tous les hommes comme toi-même, dans un homme tous les hommes, et cet homme est Dieu et homme ; alors cet homme est comme il faut qui s’aime soi-même et tous les hommes comme soi-même, et il en va pour lui tout à fait comme il faut. […] L’aimerais-je autant que moi-même, quoi qu’il lui arrive alors d’agrément ou de souffrance, que ce soit mort ou vie, il me serait aussi agréable que cela m’advienne à moi comme à lui, et cela serait droite amitié.[2]

 

 

L’amour du prochain est inconditionné, total, sans arrière-pensée ni hésitation car, dans le prochain, dans l’autre soi-même, c’est le Christ que l’on aime. Autrement dit, il ne s’agit pas d’aimer telle ou telle personne pour ses qualités, sa beauté ou par préférence mais d’aimer l’universalité humaine, l’Homme tel que l’a assumé le Christ. Cet amour dans l’égalité est la condition qui permet de hausser l’éthique par-delà le particulier, la situation, et ainsi de trouver un fondement universel à l’action. L’éthique de l’amour est d’emblée placée en Dieu. L’amour, autre nom de Dieu, confère à l’éthique eckhartienne son présupposé théocentrique. Par là, Dieu apparaît comme la référence de l’action humaine. L’agir est commandé par ce centre référentiel, ce théocentrisme, et s’applique dans la vertu de l’amour. L’amour de Dieu étant le premier de tous les commandements du Christ, il était prévisible que Maître Eckhart en fasse le pivot de sa pensée éthique. L’amour renforce dans l’ordre éthique ce que l’égalité institue dans l’ordre théologique, à savoir l’universalité.

 

Dieu est charité, d’abord, parce que la charité est commune à tous, n’excluant personne. Au sujet de cette communauté, note deux choses. Premièrement, que Dieu est commun : l’amour est lui-même tout étant et l’être de toutes choses, en lui-même, par lui-même et de lui-même. Mais note que Dieu est tout ce qui peut être pensé de meilleur ou désiré par quiconque ou par tous ou encore davantage. {…] En second lieu, note que tout ce qui est commun, en tant que commun, est Dieu et que tout ce qui n’est pas commun, en tant que non commun, n’est pas Dieu mais créé. Or toute créature est quelque chose de fini, de limité, de distinct et de particulier, et dès lors n’est plus charité. Mais Dieu, par tout son être, est charité commune.[3]

 

 

En tant que « Dieu est amour », c’est la volonté qui doit opérer l’œuvre bonne, c’est-à-dire l’agir sans pourquoi, entièrement tourné vers Dieu. Cette exigence de l’amour, à la fois commencement et aboutissement de tout acte, est supporté par le fait que Dieu « est seul à  donner le bonheur, d’une part parce qu’en lui sont toutes choses, d’autre part parce que toutes choses ne font qu’un. »[4] L’amour, dans l’ordre humain, est la vertu qui unifie et élève au niveau de l’universel, au-dessus de l’être-créé. Cette vertu appartient à la puissance supérieure qu’est la volonté. Par le théocentrisme, l’homme doit faire la volonté de Dieu, à savoir aimer et faire le bien. Ainsi, dans Le Livre de la consolation divine, Maître Eckhart écrit :

 

Si l’homme est bon, il veut tout ce que Dieu veut, et non pas que Dieu veuille ce que l’homme veut ; ce serait une grave erreur. C’est pourquoi, s’Il veut que je sois malade (et s’Il ne le voulait pas, je ne le serais pas), je n’irais pas souhaiter non plus d’être en bonne santé. […] Tout ce que Dieu veut est bon, précisément en ce que et parce que Dieu le veut.[5]

 

 

C’est parce que « Dieu est amour » que ce qu’il veut est bon. Partant de là, l’homme doit faire la volonté divine, c’est-à-dire accepter de faire le bien en chaque situation et de vouloir le meilleur pour tous les hommes. Pour porter à la perfection la puissance supérieure de la volonté, l’homme doit s’employer à vouloir, non pas pour lui-même, en fonction de son propre centre d’intérêt, mais en s’en remettant totalement à la volonté de Dieu, à savoir le Bien suprême. L’éthique eckhartienne, fondée sur le théocentrisme, établi le « pour Dieu » comme le principe de l’action bonne. D’une manière générale, toute vertu est portée à sa perfection lorsqu’elle est accomplie « pour Dieu », c’est-à-dire de manière désintéressée, sans y rechercher son avantage personnel.

 

Quand l’homme fait toutes ses œuvres pour l’amour de Dieu […] alors Dieu est le but et la fin prochaine pour l’âme, et rien ne peut toucher l’âme et le cœur d’un tel homme […]. Le premier mode de consolation se présente à celui qui souffre et agit pour Dieu ; l’autre mode à celui qui demeure dans l’Amour divin. Il faut donc que l’homme se reconnaisse et sache qu’il accomplit toutes ses œuvres pour Dieu.[6]

 

 

Ainsi, le principe éthique de l’agir vertueux est contenu en Dieu lui-même, en tant qu’il est considéré comme Amour et Bonté. Cette exigence éthique a pour effet immédiat de toujours préférer la volonté de Dieu en supportant les conséquences d’une telle attitude dans la vie mondaine. Un tel agir transforme le mal qui arrive à l’homme bon en un bien du fait que la priorité est indéfectiblement accordée à la volonté de Dieu.

 

Du seul fait que cela doit arriver selon la volonté de Dieu, la volonté de l’homme bon doit être en Dieu et avec la volonté de Dieu dans une unité et une union telle qu’il veuille la même chose que Dieu, même s’il en devait résulter pour quelque inconvénient quelconque, fût-ce sa condamnation. […] Mais ce ne serait par un mal, si l’acceptais comme venant de la volonté de Dieu et si je m’en remettais à la volonté de Dieu. Seul un tel mal est un mal parfait, car il a sa source et son origine dans l’amour seul, dans la volonté la plus pure et la joie de Dieu. […] L’homme bon, en tant qu’il est bon, pénètre dans l’essence totale du Bien, c’est-à-dire en Dieu même. […] Pour lui, tout ennui devient agrément et le mal se change en amour.[7]

 

 

Amour, joie, Bien, bonté peuvent être considérés comme la finalité de l’agir vertueux et, d’une manière générale, de l’existence humaine. La vie bienheureuse, comme idéal de « vie philosophique », qui était l’apanage d’une catégorie sociale, les « intellectuels professionnels », se retrouve, avec Maître Eckhart « non dans l’université, où il n’y a que des clercs, mais hors de l’université, avec les béguines de la vallée du Rhin. »[8] En cela, l’éthique eckhartienne ne reste pas une simple spéculation réservée à une élite composée de clercs de l’Université mais universalise l’idéal philosophique. En cela, il construit une véritable éthique – au sens fort – plutôt que d’établir quelques règles de conduites en fonction de la condition et de la fonction sociale. Cela est possible par le fait même que son éthique à pour fondement l’universalité de la nature humaine incarné dans le Christ. Ainsi, en fondant son éthique sur l’universel, Maître Eckhart permet à chaque individu de révéler l’image christique de sa nature, et cela, il le prêche à un public de non-spécialiste.

 

Publié dans Maître Eckhart

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